Jean-Christophe Bailly / LA RUE DE PARIS A MONTREUIL (Extrait):
…. s’il doit être intégral (tout marquer, tout retenir) genre Oulipo ou au contraire partiel et critique (un genre de sociologie urbaine que jamais je n’ai pratiquée) ou s’il doit inclure des phases lyriques alternées, des couplets, des coplas, des versets, faire des salades de syllabes et les lier ou suivre comme une caméra en un unique et lent travelling le kilomètre et demi de maisons et de bords taillés de la voie, je ne le sais pas
on ne m’a pas dit rue de Paris à Montreuil un poème montre-le nous, ce poème le voici jeté d’une benne, il est venu, il a fini par venir, il avait pris du retard, il était parti en lanières, petits fragments lacérés, forêt d’échos éteints, de pétales morts
alors qu’il faut que ça soit vivant, qu’il soit vivant, qu’il soit en lui question uniquement de vie: c’est-à-dire là, dehors, ce qui se passe, ce qui passe : un ruban à peu près droit découpé dans le tissu, une échancrure, les gens dedans
un kilomètre et demi de ruban de maisons de boutiques, tissu découpé en dents de scie, avec des accrocs, plein d’accrocs :
c’est aussi comme une rivière, il y a deux rives, une rivière dont l’on pourrait inverser le courant, changeant la source et l’embouchure :
par exemple, est-ce que la rue de Paris, rivière à peu près rectiligne genre canal prend sa source au lieu-dit Croix de Chavaux pour aller se jeter dans la mer du Périf ?
ou au contraire prend-elle sa source sur le rond-point de la place de la Porte de Montreuil pour couler lentement vers la Croix de Chavaux où elle pourrait d’ailleurs, au lieu de finir, se répartir en bras distincts ?
une telle question n’est pas forcément spécieuse, oui cette rue est l’une de celles, nombreuses qui, partant des portes de la capitale s’enfoncent tout de suite dans la banlieue, mais d’un autre côté on peut les définir également, ces rues, ces voies, comme des sortes de becs verseurs allongés amenant à la capitale l’énergie de son pourtour et y plongeant comme dans un réservoir dont le Périf, justement, serait l’enveloppe
de cela on pourrait faire un dessin (une étoile de becs verseurs dans le cœur de Paris, une structure en oursin), mais difficile d’exprimer la réciprocité des flèches
or ces flux durent depuis des siècles, bien qu’il n’y ait plus beaucoup de traces, nous suivrions avec plaisir le chemin des maraîchères venant de Montreuil vers les Halles jeter leurs légumes dans Paris
toute une histoire coupée, tout un pan de rideau déchiré – toiles cirées pleines de petites fleurs ou de motifs de lutins, les murs à pêches en labyrinthe et les convois comme en bout de piste, les pas des filles sur la cendrée avançaient suivis par les regards de police
de l’autre côté (Paris) la rue de Paris devient la rue de Montreuil (celle-ci commence assez loin à l’intérieur de la ville, rue du faubourg Saint-Antoine au-delà de Faidherbe-Chaligny (ce qui trompe, c’est qu’entre le boulevard de Charonne et le boulevard Davout elle s’appelle rue d’Avron ))
en tout cas Montreuil est appelé de loin dans Paris (eho !) et la rue de Paris n’est que la réponse du berger à la bergère, ohé
ce qu’il faut rectifier sur le plan (pointillés, sauts de puce, tunnels imaginaires), le plan du métro, lui, le donne tout de suite : passant sous la ceinture qu’il ne voit pas mais qu’il coupe, le métro venant de Nation, Maraîchers, Buzenval envoie la ligne sans coup férir à Montreuil : trois stations en effet jalonnent le parcours de la rue, ce qui lui donne, par trois bouches, un écoulement supplémentaire et conséquent de personnes :
ainsi, on peut apprécier cette rue en surface et sous elle, alimentant plus loin vers Mairie de Montreuil et ses lignes de bus, on peut apprécier jour et nuit quelle épaisseur de monde elle capte et ne trie pas
honorant d’une station l’Incorruptible dont Paris n’a pas voulu, ne veut pas, juste sous le nom de Robespierre une renversée d’ignames et de patates douces, le poème en prose des fruits de l’Afrique couchés sous le nom se pose en affectueux contre-Thermidor